Jérôme Prince : « On voit trop le tribunal de commerce comme un lieu de reproches faits au chef d’entreprise »

Jérôme Prince est le nouveau président du Tribunal de Commerce de Dijon. Tenant bon la barre de son institution, le courtier en vins beaunois explique notamment que le dépôt de bilan, bien anticipé, est un acte de gestion, en rien un tabou. Condamnons les idées reçues !

De gauche à droite : Christine Roslyj (présidente de la 1ère chambre, chambre du contentieux), Cyrille de Crepy (vice-président et président de la chambre des sanctions), le président Jérôme Prince et François Noël (président de la 2e chambre, chambre des procédures collectives). © Jonas Jacquel

Une petite question « santé » pour commencer : avez-vous le sentiment que le monde entrepreneurial côte-d’orien va mieux en ce début de millésime 2018 ?
Au niveau du tribunal de Commerce, le nombre des procédures d’entreprises en difficulté a nettement diminué en 2017 : -19% de déclarations de cessation des paiements, -31% de nouveaux dossiers de mandats ad hoc. La tendance en ce début de 2018 le confirme, mais tout est encore fragile : les commandes et chantiers sont repartis à la hausse, mais les marges restent faibles.

Au fait, à quoi sert un Tribunal de Commerce ?
Les missions essentielles des tribunaux de commerce s’exercent dans les domaines suivants :
– À travers leurs greffes, les formalités des entreprises, inscriptions et radiations, enregistrement et suivi des dépôts de comptes, inscription de nantissements et de privilèges. Les greffiers des tribunaux de commerce sont des officiers publics et ministériels et qui assurent l’authenticité aux actes de la juridiction dont ils sont les conservateurs.

– La résolution des litiges ou « contentieux », survenus dans l’exercice de leur activité commerciale entre les justiciables, commerçants et entreprises. Ces litiges peuvent faire l’objet d’une conciliation, de procédures rapides, comme l’injonction de payer ou la procédure de référé, traitées par le président du tribunal ou son délégué désigné. Ils peuvent aussi être complexes et nécessiter d’être présentés en audience devant une formation de juges en nombre impair qui constitue « le tribunal » et rendra une décision après une délibération.

– Le traitement des difficultés des entreprises. En premier lieu, la prévention de ces difficultés relève du président du tribunal, qui dispose de pouvoirs d’enquête et d’outils de traitement amiable à travers les procédures de mandat ad hoc et de conciliation. Ensuite, si les difficultés ont atteint une gravité ne permettant pas un traitement amiable, le tribunal peut décider d’un traitement judiciaire des difficultés à travers les procédures de sauvegarde, redressement judiciaire, pouvant aboutir s’il n’apparaît pas de solutions possibles à la résolution des problèmes rencontrés, à la liquidation judiciaire.

Avez-vous le sentiment de statuer en toute indépendance ?
C’est le principe même de la justice : indépendance, honnêteté et impartialité. Ces principes nous habitent chaque jour, c’est notre crédibilité qui est en jeu et le rendu d’une bonne justice pour tous les commerçants et les justiciables. Dire qu’il n’y a pas de tentatives d’influence serait mentir, mais un seul principe nous importe, une justice indépendante et équitable pour le bien de l’entreprise.

Souvent, lorsqu’une entreprise apparaît devant le Tribunal de Commerce, il est trop tard. N’y a-t-il pas dans ce constat une mauvaise perception d’une juridiction qui fait peur ?
C’est un constat malheureusement très juste… Et nous sommes tous responsables de cette situation. Notre but est d’inciter les chefs d’entreprise à venir nous voir quand les premiers signes se manifestent : une trésorerie qui diminue régulièrement, un gros client perdu ou lui-même en redressement judiciaire, une difficulté insurmontable qui s’annonce… On voit trop le tribunal comme un lieu de sanction, de condamnation ou de reproches faits au chef d’entreprise. Alors que la prévention des entreprises par une mise en place de mandats ad hoc et de conciliations est une mission essentielle du Tribunal de Commerce. 

Dans notre pays, le dépôt de bilan est-il encore perçu comme un échec ou un acte de gestion ?
Dans notre pays, on n’aime pas les gens malades. Or une procédure de redressement judiciaire ou une sauvegarde n’est pas vouée à l’échec lorsqu’elle est ouverte à temps. C’est un cercle vicieux qu’il faut absolument casser : comme la plupart des chefs d’entreprise franchissent les portes du tribunal en dernière extrémité, à bout de souffle et souvent dans un état proche de la liquidation, peu de redressements suivis de plans de continuation aboutissent à un succès. Et forcément plus il y a d’échecs, plus les entreprises qui ont déposé le bilan sont perçues comme des entreprises condamnées… Ce devrait être un acte de gestion qui, s’il est pris dans le bon timing, permet à l’entreprise de se restructurer, et de rebondir après avoir bénéficié de cette protection du tribunal pendant un an.

L’emploi est souvent la question la plus sensible dans une affaire portée devant le TC. Cela veut-il dire que nous devons le défendre à n’importe quel prix ?
La meilleure manière de sauver l’emploi est de réagir, pour le dirigeant, au bon moment afin d’assurer la pérennité de l’entreprise et de ce fait la consolidation de ses emplois. Ne prenons-nous pas le problème à l’envers en soutenant à tout prix et en maintenant la tête hors de l’eau l’entreprise en difficulté en ne pensant qu’aux emplois sauvés à court terme, alors que ces sociétés sont souvent structurées de telle manière qu’elles perdent de l’argent tous les jours ? Il faut s’intéresser plus à l’excédent brut d’exploitation qu’au nombre d’emplois sauvés pour quelques mois. Car sans bénéfice, il n’y a pas de pérennité de l’emploi. N’est-il pas paradoxal que le Tribunal de Commerce demande à un chef d’entreprise d’anticiper les difficultés, de se restructurer, de prendre les mesures nécessaires pour retrouver la voie du redressement, de le menacer d’une sanction pour avoir abusivement poursuivi une activité déficitaire, alors que dans le même temps, on maintient par des aides publiques ou bancaires des entreprises en survie artificielle avec pour seul but de gagner du temps et ainsi de repousser une catastrophe prévisible ? Sans parler des dommages collatéraux avec la création d’un nouveau passif qui à son tour met en difficulté d’autres entreprises avec leurs emplois propres…

On imagine que les dossiers défilent à la vitesse grand V. Comment faites-vous pour en maîtriser les subtilités ? Qui vous accompagne dans cette démarche ?
Nous sommes 28 juges au Tribunal de Commerce de Dijon. Nous sommes bénévoles et passons effectivement énormément de temps au service de notre fonction et pour le bien des entreprises et des justiciables. L’expérience est importante en ce qui concerne les procédures collectives et la prévention. Nous avons également l’obligation de nous former assidûment et l’École Nationale de la Magistrature nous accueille régulièrement pour des formations spécifiques. Et puis, pour tout ce qui concerne la procédure, la mise en forme des jugements et la tenue des audiences, nous bénéficions de l’aide du greffe et de la compétence de son personnel. Le Tribunal ne peut fonctionner sans greffe et inversement.

Est-ce qu’un Tribunal de Commerce statue différemment d’une ville à une autre, d’une région à une autre ?
La loi est la même pour tous ! Mais des usages et la manière de traiter les dossiers peuvent varier d’un tribunal à un autre. Par exemple, nous sommes particulièrement sévères à Dijon dans nos jugements de sanctions envers les chefs d’entreprises délinquants. Nous exigeons que le chef d’entreprise soit présent lors d’une ouverture de procédure judiciaire. Mais le but reste d’harmoniser les décisions d’un tribunal à un autre.

Est-il plus facile de juger une affaire dans la proximité géographique que dans l’éloignement ?
C’est un vrai sujet ! Au titre de la compétence du Tribunal de Commerce de Dijon en ce qui concerne les affaires spéciales (très grosses entreprises), nous pouvons effectivement être amenés à juger des entreprises hors département (18 TCS en France sur 134 tribunaux de commerce). Il est évident que la difficulté technique est la même en fonction des différents dossiers, mais je pense qu’il est préférable qu’un tribunal ne coupe pas le lien économique qui le lie à sa région. La connaissance des juges du tissu industriel est essentielle à la compréhension d’un litige ou d’une entreprise en difficulté.

Que souhaitez-vous que l’on dise au terme de votre mandature ?
J’aimerais avoir participé avec mes juges à ce que les chefs d’entreprise voient le tribunal d’un autre regard. Il n’est pas rare de rencontrer dans la vie civile des personnes que l’on a eu l’occasion d’accompagner au tribunal, et tous nous remercient chaleureusement pour notre aide, notre écoute et notre investissement. Beaucoup sont surpris de rencontrer de l’humanité à notre contact, mais nous sommes des commerçants qui rendons la justice à d’autres commerçants, et je répète souvent à mes juges qu’un jour nous pourrions nous-même nous retrouver de l’autre côté de la barrière. Personne n’est à l’abri de difficultés. Humilité, indépendance et impartialité, voici ce qui nous dicte dans notre fonction.