Jacques Puisais : en Bourgogne, hommages à un homme de goût et de mots

Prix François Rabelais en 2015, Prix de la Paulée de Meursault en 2000, auteur de nombreuses publications qui font référence et ont révolutionné notre perception du goût, Jacques Puisais s’en est allé voir d’autres terroirs célestes à l’âge de 93 ans. Le spécialiste du vin Jacky Rigaux, notre excellent confrère Denis Hervier et le charismatique vigneron de Chablis Daniel-Etienne Defaix, parmi d’autres comme Périco Légasse, lui rendent un vibrant hommage.

Les vignerons Daniel-Etienne Defaix et Aubert de Villaine étaient proches de Jacques Puisais. ©D.R.

« La profondeur du sage »
Par Jacky Rigaux

En saluant la mémoire de Jacques Puisais, s’impose immédiatement en moi une évidence : il a été un acteur majeur du sauvetage des aliments et des vins fins au XXe siècle. En sortant de la dernière guerre mondiale, la soif de liberté retrouvée s’est conjuguée à la frénésie de la production-consommation avec une banalisation industrielle des productions agricoles. L’empreinte de l’origine disparaissait de plus en plus au profit d’une construction de goûts de plus en plus artificiels. Face à cette déferlante de produits industriels de marque proposés par l’industrie agro-alimentaire, il contribua à sauver les productions paysannes et artisanales, marquées par la singularité de leur origine : des aliments comme des vins ou spiritueux qui délivrent un message, une histoire, un savoir-faire, une tradition de goûts à la diversité enchanteresse. 

En fondant, en 1976, l’Institut français du Goût, il inscrivit en son fronton que le « goût juste » naît toujours d’une production agricole fière de son paysage d’origine et du savoir-faire ancestral du paysan ou du vigneron qui l’a accouchée. Car c’est toujours d’une naissance qu’il s’agit, celle d’un produit qui ne vient pas de n’importe quel lieu, un produit qui naît dans un terroir servi par un savoir-faire. En parlant du vin fin, nous retenons tous sa merveilleuse déclaration : « Le vin doit avoir la gueule de l’endroit et les tripes de l’homme… Au fond du verre, je veux retrouver le paysage du lieu où je suis. » C’est ce qui guide aujourd’hui l’esprit et la main du paysan et du vigneron désireux de nous proposer des produits sains et sincères.

Jacques Puisais, philosophe du goût

Passé à table, on comprend alors pourquoi il aimait qualifier cette expérience du repas comme « un instant de table ». Plaisir indéfiniment renouvelé car l’huître n’a pas le même goût quand elle vient de Bretagne, du Bassin d’Arcachon ou du Pacifique, et le goût varie avec les saisons et les assaisonnements. Le vin de Chinon change avec le temps, diffère de celui de Bourgueil, porte l’empreinte également du vigneron qui l’a mis en bouteille. Le goût de l’aliment ou du vin diffère également avec l’humeur du jour, les compagnons de table, la fête que l’on célèbre… D’où la création de son beau concept du goût comme « expérience psychosensorielle » où nos cinq sens sont activés, notre mémoire également, et toute la complexité de notre personnalité. Bref, manger est un acte culturel, un moment d’altérité, une célébration, et parfois une communion. Le bien manger et le bien boire sont des activateurs du plaisir d’être et du plaisir d’être ensemble. Expérience esthétique autant que physiologique. Pour notre survie, l’eau suffit… Jacques a bien mérité son qualificatif de « philosophe du goût » !

Son message n’a pas été suffisamment reçu par une France qui a engagé bien trop frénétiquement et massivement son agriculture dans le productivisme, qui a imposé à ses paysans de se faire exploitants au service de l’industrie agroalimentaire. Heureusement, le « réveil des terroirs » est en route, en particulier grâce à Jacques. Les paysans et les vignerons se réveillent et les amateurs de produits sincères sont au rendez-vous. Marre du camembert industriel, vive le camembert de Normandie AOP au lait cru ! Les disciples de Jacques Puisais sont là, Périco Légasse en tête, bien décidés à faire vivre et apprécier cette agriculture et cette viticulture paysannes, génératrices de produits d’origine issus de bonnes pratiques respectueuses des équilibres naturels des sols.

Ma dernière expérience aux côtés de Jacques remonte aux « Rencontres Henri Jayer 2019 », qui rassemblent chaque année une quarantaine de vignerons venant de France et d’ailleurs. Il était l’invité majeur, avec le jeune chercheur en neurosciences et sciences du goût de l’Institut Pasteur, Gabriel Lepousez. Quel bonheur ce fut d’associer ces deux générations au service de la promotion du goût et du vin fin de lieu. Jacques était rayonnant. Du haut de ses 92 ans, il avait la grâce d’un jeune homme, l’élégance du danseur, la verve de l’orateur, la profondeur du sage, la bonhommie de l’homme simple qu’il était resté. Un « trésor national vivant », selon la belle parole de Natacha Polony, qui préside aujourd’hui l’Institut français du Goût. Et un trésor ne se perd pas, il reste en nos cœurs bien tristes, mais riches de la mémoire d’hommes de la trempe de Jacques Puisais. »


« Tous des fils de Jacques Puisais »
Par Denis Hervier, notre brillant confrère rabelaisien
(extrait page Facebook)

« Hommage à notre grand maître Jacques Puisais, disparu ce week-end. C’est à l’occasion d’une émission de Radio France-Berry en 1986 que je l’ai rencontré. Flanqué de Jean Bardet, il venait me présenter son livre Le Goût Juste. Je fus séduit sur le champ par la verve bachico-humaniste de ce descendant de Rabelais par la branche des cabernets. Celui qui allait devenir mon mentor fut un diplomate qui savait monter au créneau quand il le fallait. Avec un tel homme, pas de « chenin » de traverse, le vin s’offrait tel un seigneur dont les mets devaient être les vassaux, traduisant ainsi « la gueule de l’endroit et les tripes du vigneron ». Le style était brillant, les goûts toujours bien exprimés, le geste onctueux et les marques de courtoisie nombreuses. À son œil malicieux, on devinait qu’enfant il devait être premier de terrine et de confitures avec à son tableau d’honneur les félicitations pour le potager. Cet empêcheur de boire et de manger en rond lançait à chaque rencontre des appâts pour alpaguer ma curiosité : « Le goût ne s’achète pas, il se vit. » Les pieds dans les vignes et le cœur dans la cuisine, il huma chaque paysage du monde dans ses moindres replis qu’il soit à Volnay, Saint-Emilion, Avize, Porto, Tokyo, Chinon ou en Oregon. Le matin, il aimait revisiter la météo du jour avec un verre de Vouvray et quelques rillons. Ses termes se mariaient si bien entre eux qu’on les mordait jusqu’à la pulpe : « Soyez humbles et ouverts vous serez admis au festin de la vie. » À ce titre, ce n’est pas Périco Légasse, Fabrice Sommier, Bertrand Jallerat, Olivier Poussier ou Jean Bardet qui me démentiront : nous sommes tous quelque part des fils de Jacques Puisais. »


« Les petites phrases reviennent à l’esprit comme une pluie de bonheur »
Par Daniel-Etienne Defaix, vigneron à Chablis
(extrait page Facebook)

« Mon cher ami Jacques Puisais qui a tant aimé la terre des vignes est dans le grand voyage pour le ciel et les vignes du Seigneur. J’ai tellement partagé de merveilleux moments avec Jacques que je ne peux que pleurer avec mes si beaux souvenirs, que ce soit si souvent à sa fabuleuse table au Clos de l’Olivier, dans mes restaurants et caves millénaires qu’il aimait tant ou bien à Tours, Paris, Beaune, Dijon et aussi souvent avec notre ami commun Aubert de Villaine. En ces moments de grande tristesse, les photos, les souvenirs, les petites phrases reviennent à l’esprit comme une pluie de bonheur et pourtant, tu n’es plus là ! Je parlais de Jacques, il y a deux jours, avec des clients car il était émerveillé que mon grand-père m’ait appris à goûter la terre de toutes mes vignes. Jacques m’avait dit : « Je suis fier de toi, c’est rare et pourtant si important qu’un vigneron goûte la terre de ses vignes. »

Nous avions tant de points communs :
– La terre, le ciel et le vigneron, qui n’était là que pour aimer, respecter et protéger sans jamais masquer trafiquer ou maquiller.
– Le bonheur de boire des grands vins qui se partagent avec ceux que l’on aime. 
– La culture, l’histoire, les connaissances mais surtout le devoir d’enseigner de transmettre de partager.

Nous n’avons jamais abordé nos différences d’âge. Notre bien fraternelle amitié nous suffisait à nous apprécier, à se comprendre sans jamais dire du mal d’autrui. Nous ne nous contentions que du meilleur de nos terres, de nos vignes et de ceux qui les travaillent et les aiment. Un monde merveilleux, une fidélité en amitié exceptionnelle, un partage de connaissances inoubliable qui me font pleurer de regrets mais néanmoins avec une foi certaine que les vignes du Seigneur t’attendent les bras grands ouverts, mon cher grand ami Jacques. À tous les tiens, à ta si belle famille, à tous ceux qui te pleurent parce qu’ils t’aimaient, je suis avec vous tous en prières, en pensées et en espoir. »

Décès de Jacques Puisais le 6 décembre 2020 Mon cher ami Jacques Puisais qui a tant aimé la terre des vignes est dans …

Publiée par Daniel Etienne Defaix sur Lundi 7 décembre 2020