Nicolas Royer (Espace des Arts de Chalon) : « Cette peste doit être un socle avec lequel fendre l’avenir »

Le 18 avril, Nicolas Royer recevait une lettre du grand metteur en scène de théâtre allemand Matthias Langhoff. Le directeur de l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône (également vice-président de l’association Maison Jacques Copeau) a souhaité partager sa réponse. Un courrier comme une ode appelant à l’émergence d’une nouvelle scène populaire et citoyenne.

Nicolas Royer dirige l’Espace des Arts de Chalon depuis janvier, après en avoir été administrateur et directeur adjoint. © Jean-Luc Petit

« De la promesse à la persévérance »

Il y a alors quatre semaines que nous avons fermé les portes de l’Espace des Arts et que nous avons dû prendre la décision d’annuler tous les spectacles de la saison pour cause de pandémie. Je reçois ta lettre, onze longs feuillets que tu as écrits dans la langue qui t’est la plus familière, l’allemand, et que je fais aussitôt traduire par Irène Bonnaud, une metteuse en scène que tu connais bien. Elle est elle-même confinée en Grèce où ses travaux sur l’histoire grecque contemporaine la font régulièrement se rendre.

Dans une autre lettre – il faut croire que c’est une forme où la pensée se sent à son aise – Franz Kafka écrivait à son ami Oskar Pollak que si le Iivre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, il était inutile de le lire. Et un peu plus loin (« comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes »), qu’un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Ta lettre, Matthias, a cette puissance-là. Et j’hésite encore à cette heure matinale entre le coup de poing et le coup de de hache…

Le théâtre de demain

Que dit cette lettre, pourtant bienveillante mais intranquille ? Elle dit, de la hauteur d’un maître de théâtre qui a passé le siècle dans l’intimité des auteurs et des philosophes, qui a porté à la scène Euripide et Sophocle, Brecht et Goethe, Shakespeare, Tchekhov, Ostrovski, Büchner et Heiner Müller, que nous ne devons pas reprendre le monde là où nous l’avons laissé. 

Qu’avant de gagner ces forêts intérieures dont parle Kafka, nous ne vivions pas au paradis. Que cette peste qui aujourd’hui nous accable, qui révèle la laideur stupide des uns tout comme les promesses lumineuses des autres, doit être un socle avec lequel fendre l’avenir.

Dans l’une de tes mises en scènes, Désir sous les Ormes de O’Neill, tu montrais un cheval – un vrai cheval de labour et de labeur – attelé à une charrue qui ouvrait littéralement la terre du plateau pour qu’on y ensemence les récoltes futures. Il y était déjà question de terre promise, d’une lointaine Californie où il suffirait de se baisser pour ramasser des pépites d’or… C’est de ce théâtre-là dont nous avons demain besoin.

« Léna Bréban, metteuse en scène associée à l’Espace des Arts, nous a proposé le projet d’un cabaret joué devant le balcon des Ehpad, devant les fenêtres des cités HLM. »

Lorsque j’ai reçu ta lettre, qui a l’intimité amicale d’un texte adressé à celui qui entend modestement être au service des artistes et du public, et la puissance d’un manifeste politique et poétique qu’il ne faut pas garder pour soi seul, nous travaillions déjà, avec quelques-uns non résignés, à rompre l’isolement artistique qui nous paralyse.

Parce que la sidération n’est pas d’une grande fertilité, nous avions décidé de jouer, coûte que coûte et plus que jamais, pour le public. Léna Bréban, metteuse en scène associée à l’Espace des Arts, nous a proposé le projet d’un cabaret joué devant le balcon des Ehpad, devant les fenêtres des cités HLM ; je sais que nous parviendrons à le réaliser dans les semaines à venir.

Un cabaret où l’on chantera et où l’on fera chanter, que la vie peut être en rose et que l’on peut encore danser au petit bal perdu, que l’on ait vingt ans ou que l’on en ait cent. Parce qu’accueilir le public, c’est aussi aller au-devant du public. Partout où la parole peut poser un tréteau – hier ceux de Copeau, de Vitez… – il peut y avoir théâtre. Il faut réapprendre à jouer pour chacun. Nous saurons ensuite jouer pour tous. Faire entendre le théâtre comme on ferait entendre de la musique de chambre, dans l’intimité de l’humain, dans la proximité attentive de l’humain. Et il n’est pas dit que ce théâtre de résistance – à l’ennui, à l’isolement, à l’apesanteur léthargique du moment – ne soit ensuite un modèle permettant d’explorer de nouveaux chemins.

L’Espace des Arts comporte deux salles pour des spectacles vivants, notamment de danse et de jazz. Inauguré en septembre 2018, il a bénéficié de deux années de travaux. © Benjamin Chelly

« Contamination citoyenne »

Bertolt Brecht, auquel tu te réfères ici – on sait la place que le Berliner Ensemble et la Volksbühne ont tenu dans ta vie d’artiste –, avait imaginé avec une lucidité visionnaire pouvoir redonner au public, grâce à la radio, le rôle autrefois dévolu au chœur dans le théâtre antique. Texte en main, l’auditeur se voyait proposer de lire, donnant en quelque sorte la réplique aux comédiens professionnels qu’il écoutait sur les ondes, la partie de texte qu’Eschyle, Euripide ou Sophocle avaient imaginé pour le chœur.

À peine avais-je rendu publique ta lettre sur le site de Médiapart – ce dont tu étais d’accord – que Charles Berling, directeur du Théâtre Liberté à Toulon m’appelait. Dans le sillage de tes réflexions, nous avons aussitôt décidé de nous associer pour commander à des auteurs contemporains des textes permettant d’utiliser – on dirait presque « détourner » tant l’usage qui en est trop souvent fait est éloigné des questions de sens – les écrans numériques pour y inoculer une contamination citoyenne, solidaire et salutaire.

« L’heure de la récolte n’est pas encore de mise certes, mais cela ne nous empêche pas de préparer la terre, ça s’appelle la rotation des cultures. »

La période de confinement a suscité de la part des créateurs un grand nombre d’initiatives pour contourner l’impossibilité du « jouer ensemble » – ce qui vaut pour les musiciens d’orchestre classique, les formations jazz, la musique pop-rock, vaut également pour les comédiens. Mais il semble possible de développer à cet endroit des propositions qui dépassent le « faute de mieux » et utilisent pleinement les potentialités d’un médium qui, pour reprendre les mots de Mac Luhan, a transformé le monde en village. On aimerait que ce soit pour le meilleur et pas seulement pour le pire. Sur cette place de village numérique, prenons la parole, reconstruisons nos amphithéâtres d’Epidaure. 

« Poser l’espérance en principe »

À peine avais-je raccroché avec Charles Berling, que je recevais de Cyril Teste, metteur en scène du collectif MxM, ces quelques mots que lui avaient inspirés la lecture de ta lettre : « Nous fermons nos théâtres et les paysans continuent de labourer la terre pour que nous puissions manger demain. Labourer et élaborer. Nous devons écrire un manifeste pour reprendre nos terres pour labourer de nouveau. L’heure de la récolte n’est pas encore de mise certes, mais cela ne nous empêche pas de préparer la terre, ça s’appelle la rotation des cultures. Réhabiter nos théâtres, comme autant de terres en friches, pour y travailler à nouveau. Nos théâtres vides, qui n’attendent que nous pour être habités et ne peuvent se résoudre à vibrer avec les fantômes du monde passé, élaborer simplement l’avenir et ne pas attendre comme des enfants qu’un seul représentant de l’État nous dicte nos règles. Proposons un manifeste d’élaboration et que le théâtre redevienne avant tout une démarche citoyenne. »

Ta lettre, Matthias, nous est une brassée de genêts qui vient alimenter le feu de notre campement de fortune. Elle nous invite à penser plus loin, plus large, plus grand. Là où est le péril, là est aussi le salut. Il faut poser l’espérance en principe. Cela aussi est une belle promesse.

Nicolas Royer

> La lettre de Matthias Langhoff écrite à l’attention de Nicolas Royer