À Dijon, place de la République, le monde de la nuit a éteint la lumière

Alors que le secteur de l’hôtellerie-restauration crie son désarroi à Dijon et partout ailleurs, les acteurs de la nuit savent qu’ils seront les derniers à voir la lumière. Quartier République, la place des afterwork et des after tout court, on ronge son frein en attendant des jours meilleurs…

Manifestation de l'UMIH 21 © Arnaud Morel
Manifestation de l’Umih Côte-d’Or, place de la Libération à Dijon, le 7 novembre 2020. © Arnaud Morel

La nuit a éteint la lumière. Chez les acteurs festifs du quartier République, on traine son spleen comme jamais, avec le sentiment d’être la dernière roue du carrosse « coronavirien ». Les petits concerts de l’iconique « Jam » autour d’un cocktail, le charme dansant sur deux niveaux de la Salsa Pelpa, les matchs retransmis Au Bureau, les parties de billard au Beverly, les afters du « Bal’Ta », l’ivresse agglutinée de La Belle Époque, etc. Toute la fête s’est arrêtée net. 

« Elle paye aussi son image de vilain petit canard, alors que son rôle de régulateur social est déterminant », fait d’emblée remarquer Gilbert Febvay. De longue date engagé auprès de l’Umih (Union des métiers et industries de l’hôtellerie) Côte-d’Or, dont il est président des cafetiers et du monde de la nuit, le gérant du « Bev » s’émeut naturellement de la situation. Lui a ouvert sa grande salle de jeux et bar dansant en 1994, attirant bien au-delà du microcosme dijonnais. Dans son établissement, certainement l’un des plus volumineux du quartier République, il pouvait accueillir 220 personnes en configuration assise, avec la distanciation qui va bien. « À l’époque où nous devions fermer à 2 h du matin, on arrivait à faire 50 % du chiffre, ça allait à peu près. Au moins, on bossait. Mais “mets ton masque, assieds-toi, fais pas ci, fais pas ça”, c’est dur. Je faisais le flic, avec trois agents de sécurité supplémentaires. J’avais le sentiment de respecter les règles, mais de ne plus vraiment faire mon métier comme je l’aime. » Ajoutez à cela, plus prosaïquement, un billet de 2 000 à 3 000 euros depuis le début de la crise « pour les séparations plexi, le spray pour désinfecter les mains à l’entrée, les cannes et boules de billard que nous devions systématiquement nettoyer après usage… » Dans un contexte où tout compte, ça compte. 

Cigarette aux lèvres, Gilbert espère voir cet écran de fumée se disperser. Lui comme d’autres vit sur la trésorerie existante, « quand on en a un peu », et les fameuses compensations de l’État. « Mais on préférerait ne pas avoir d’aides et travailler ! », se défend le gérant, qui a « hâte de reprendre une vie à peu près normale. En attendant, on se rend compte, gros ou petit, que nous sommes tous dans le même bateau ». D’autant que la situation fragilise les relations avec les banques, et que certains promoteurs de toute sorte n’ont pas attendu 2021 pour s’intéresser au foncier que représente ces établissements sans vie…

Gilbert Febvay, patron du Beverly depuis 1994, est de longue date engagé auprès de l’Umih Côte-d’Or et représente les intérêts des cafetiers et professionnels de la nuit. © Jean-Luc Petit

La variable d’ajustement

« C’est la dure loi du genre, nous avons été la variable d’ajustement du Covid en France, avec des mesures conservatoires que je peux entendre, mais qui feront plus de dégâts économiques et moraux que sanitaires », peste froidement Gérard Gaudin. Le patron du Smart, bar-restaurant-discothèque tout proche de la place de la Rep, a ouvert fin 2003 après plusieurs vies comme assureur et marchand de biens. « Cela satisfaisait mon côté oiseau de nuit », retrace l’intéressé, qui a depuis attiré des amoureux de la vie aux âges très variés, « ce qui fait le charme du lieu », grâce à deux caveaux : disco années 80 pour l’un, musique actuelle pour l’autre. 60 % du chiffre provient de la discothèque « Toutes proportions gardées, j’ai déjà connu ça, pendant les travaux du tramway. En deux ans, nous avions perdu 40 % de notre chiffre, et nous avons mis autant de temps pour reconstruire une clientèle ». Gérard, las, ne cache pas sa volonté de passer la main. Mais il a encore « bon espoir d’un retour de la clientèle, fidèle en toute circonstance, qui aura tellement accumulé de frustrations au niveau des sorties ».

Un peu plus loin, avenue Garibaldi, Christophe et Vanessa Le Mesnil font un peu de ménage dans les stocks. Des softs vont partir à la poubelle. Uni à la scène comme à la ville, le couple est propriétaire du festif Bal’tazar et du Melkior, son voisin plus cocooning et afterwork, anciennement Le Chat Noir. 780 personnes peuvent garnir les deux établissements en temps normal. Le premier est fermé depuis le 13 mars, il y a une éternité. Le second a vivoté dans l’entre-deux. « Nous avons 14 collaborateurs, dont 8,5 équivalent temps plein. Ce qui veut dire, au bout de l’équation strictement comptable, 30 000 euros de charges fixes mensuelles. Et donc un PGE de 150 000 euros pour absorber tout ça », synthétise Christophe, par ailleurs président de l’École des Métiers Dijon Métropole, donc encore régulièrement, c’est sa chance, dans le feu de l’action.

« Quand on revient ici, seuls, sans nos collaborateurs, c’est un crève-cœur. C’est assez dur d’avoir l’impression d’être oubliés. On ne voit plus les discothèques, diluées dans les petits débats stériles. »

Être un couple, dans ces circonstances, cela aide d’abord à tenir bon. Christophe et « Vanness’ » partagent tout. À commencer par leur anniversaire (ils sont nés un 13 novembre), qu’ils ont fêté entre sidération et espoirs des lendemains qui chantent. « En attendant, on tape dans le trésor de guerre personnel, car à 53 et 45 ans, notre expérience nous a permis, humblement, de sécuriser notre parcours. » Reste la solitude, déjà inhérente au chef d’entreprise, qui pèse sur les épaules. « J’ai vu mes parents travailler sept jours sur sept, ai fait ça toute ma vie… Nous ne sommes jamais partis en vacances plus de dix jours. Être neuf mois à l’arrêt total, sans voir personne ou presque, c’est assez cosmique », dit Vanessa. Par dessus tout, le couple a été confronté à une double rémission, l’une plus difficile que l’autre : il a été touché par le Covid, « attrapé au restaurant, comme quoi… », ainsi qu’au plus profond de lui, avec la perte d’un proche durant le premier confinement. Tout cela force à relativiser.

« L’autre traumatisme, c’est le sentiment de ne plus être utile. On dit souvent que le bistrot, c’est la salle d’attente du psychanalyste. C’est pareil pour les établissements de nuit », estime le duo du Melkior, habitué à donner et recevoir de l’affection. « Or, quand on revient ici, seuls, sans nos collaborateurs, c’est un crève-cœur. C’est assez dur d’avoir l’impression d’être oubliés. On ne nous voit plus, dilués dans les petits débats stériles. »

Vanessa et Christophe Le Mesnil dans leur Melkior désert. © Jean-Luc Petit

Discours culpabilisant

Au centre de la frustration des acteurs de la nuit, il y a aussi la question de la réglementation. Elle est centrale dans leur perception à géométrie variable de cette crise sanitaire. En cause, la classification des établissements selon une nomenclature étatique. Pour faire simple, selon que l’on soit classé en bar d’ambiance ou boite de nuit, on peut ouvrir à certaines conditions. Ou pas du tout. Sur la place, il faut bien le dire, il y a eu quelques frictions sur ce point. Pas du genre à se cacher derrière ses grandes lunettes, Christophe Le Mesnil assume. Il a eu « un certain nombre de reproches à faire à une catégorie de nos collègues, heureusement minoritaires, qui n’ont pas assez joué le jeu des règles sanitaires et ont sans doute mis tout le monde dans le collimateur ». Soucieux de ne pas remettre le débat sur la table, il n’en garde aucune rancœur intérieure, conscient que « chacun a son niveau de résilience ». Du reste, le chef d’entreprise est plutôt remonté contre « le gouvernement, qui a découvert que les jeunes avaient envie de faire la fête, a été très vite culpabilisant envers les acteurs de la nuit au lieu de fixer un cap. Or, nous portons déjà par nature de nombreux engagements et avons beaucoup progressé sur le terrain de la responsabilité ». Et de convenir finalement : « C’est toujours facile de refaire le match. Tout ça, même les voyants ne l’avaient pas prévu… »

Damien Le Net et Thibault Raccurt, les deux amis de La Belle Époque © Jean-Luc Petit

Pour les discothèques, le jour d’après

Alors, quand le jour d’après sera venu, il faudra « être vigilant sur ce qui sera annoncé et ce qui sera véritablement mis en place », préviennent les Le Mesnil, qui parviennent tout de même à se trouver un avantage dans l’histoire : celui de « pouvoir rouvrir les vannes, certes mesurées, et faire tourner la boutique dès que l’on aura le feu vert. Ce qui est moins le cas pour l’événementiel, à qui nous pensons beaucoup aussi ». Pas dupes, Vanessa et Christophe sentent qu’ils ne pourront travailler décemment « avant au moins la première vague de vaccination ; il faudrait être inconscient pour avancer autre chose ».

Justement, Damien Le Net, gérant de La Belle Époque, ne dit pas autre chose. Dans le malheur d’une fermeture, le jeune trentenaire se satisfait quand même « d’être soutenu par l’Umih Côte-d’Or, qui nous a toujours fait sentir sa présence ». Avec son inséparable acolyte Thibault, ils accueillent d’ordinaire un public plutôt jeune et habitué, de 18 à 25 ans, dont l’appétit de faire la fête est intact. La petite structure, en face du Smart, doit comme tout le monde faire face aux assurances, aux loyers, à l’Urssaf, à la Sacem ou la Spré (Société pour la perception de la rémunération équitable)… Bref, les joies d’un patron de boite de nuit. Il faut alors négocier serré, compter aussi sur la solidarité et au moins la compréhension de chacun. C’est le cas en partie, « mais elle ne sera pas éternelle », sait Damien, dont le quotidien du moment se résume aux reconductions des demandes d’aides, quelques menus travaux, et au petit café-clope pris sur le pouce avec Thibault, dans leur établissement aux lumières bleutées qui rendent l’atmosphère du moment encore plus étrange. « Vivement que ça reparte », se languissent les deux amis de La Belle Époque. Ce nom est d’ailleurs rempli d’une triste ironie : 2020 n’aura pas été la plus belle de leur jeune vie. Pour eux comme pour tous les autres, il fait nuit dans leur cœur. Au nom de la République, il est grand temps de rallumer la lumière.