Footeux, consultant, chef d’entreprise, amoureux de vin : Eric Carrière assume les casquettes qu’on veut bien lui donner avec un flegme et une sympathie notoires. Sur le front dijonnais au quotidien, il profite de ce contexte fragile pour réaffirmer les valeurs collectives des Caves Carrière, avec un propos réfléchi sur la vie d’une entreprise.
Propos recueillis par Alexis Cappellaro
Sage et constructif, Eric Carrière est resté fidèle à lui-même durant ce confinement, tenant, en bon capitaine, la barre des Caves qui portent son nom. Avec quelques sollicitations plus nourries des médias, forcément, sentant l’opportunité de le coincer plus facilement. Depuis 2016, son activité de caviste implantée en zone CapNord de Dijon prospère, ce n’est pas un secret. 3000 références (vins, champagnes, spiritueux), 500 domaines partenaires, une équipe de 13 titulaires au diapason… Avec son ami associé Nicolas Creuzot, le chef d’entreprise traverse la crise avec quelques certitudes renforcées, sans pour autant dribbler le doute et la remise en question. Pour affronter la tempête, une vie de foot au très haut niveau peut servir. Son propos, tiens donc, n’est jamais très éloigné de la réalité du terrain…
On vous sait attaché au management. Comment remobilise-t-on ses ressources humaines, dans un premier temps ?
Tout le monde s’est retrouvé dans une crise sans avoir toutes les réponses, ce qui est le cas du gouvernement, il ne faut pas l’oublier. Aux Caves Carrière, il a fallu gérer des situations différentes : chômage technique, télétravail, arrêt garde d’enfant, retour progressif au travail sur place… Les gants, masques et gels font partie de notre quotidien. Nous avons pris les dispositions que l’on estime suffisantes, sans vraiment savoir si elles sont efficaces à 100%… Par exemple, le responsable entrepôt laisse la palette intacte 24h avant de l’intégrer au stock. On a le sentiment que c’est bien comme ça. Au moins, c’est une chance de continuer à travailler, ce qui n’a pas été le cas des restaurateurs. Je suis aussi concerné avec le Bistrot des Halles (ndlr, repris en 2012 avec les étoilés Nicolas Isnard et David Le Comte), ou ce n’est pas simple…
Cette crise révèle l’importance de jouer en équipe…
Sur le plan symbolique, ça a changé beaucoup de choses. J’explique souvent à mon équipe ce qu’être chef d’entreprise engendre, comment je fais en sorte que mes collaborateurs soient protégés, et pas seulement par rapport au virus. Cette crise place la responsabilité au centre du jeu. Elle oblige à des choix incertains, qui touchent à la santé, en se sentant nous-même vulnérable. Du reste, pour le fun, j’ai proposé un peu de sport collectif : tous les jours à 17h, ceux qui voulaient ont suivi le Bob L’Equipe Challenge (voir l’excellent bêtisier de l’émission). Se faire mal ensemble, évacuer la pression, ça peut être utile…
« J’espère que cette crise va faire émerger la « valeur épanouissement ». Je conçois mon entreprise de cette façon : les salariés doivent se sentir un peu actionnaires dans l’esprit. »
Une vraie pédagogie d’entreprise, en fait ?
Tout à fait. Chaque année, après notre clôture au 31 décembre, l’équipe a une explication simplifiée du bilan de l’entreprise, avec notre expert comptable, afin d’avoir une meilleur compréhension du fonctionnement économique de l’entreprise (financements, point mort…). C’est aussi une façon de dire « café et thé offerts au bureau, c’est bien, mais ça nous coûte 2000 euros à l’année » ou « sur une bouteille vendue, telle est la marge nette ». J’espère que cette crise va aussi faire émerger la « valeur épanouissement ». Je conçois mon entreprise de cette façon : les salariés doivent se sentir un peu actionnaires dans l’esprit. En plus, beaucoup de patrons ne fonctionnent plus « à l’ancienne », sont plus ouverts. Le bien-être au travail est à la mode. En ce qui me concerne, je n’ai rien contre les nouveaux modes de collaboration. Pourquoi pas une semaine de vacances supplémentaire dans l’année, mais avec du télétravail à mi-temps pendant cette période ? J’ai testé : je suis parti au soleil en novembre, en bossant 4h par jour, et ça a fonctionné.
La rumeur vous a envoyé à la direction sportive du DFCO (ndlr, poste finalement confié à Peguy Luyindula). Peut-on vraiment appliquer la même méthode dans le foot ?
On parlait de pédagogie dans une entreprise : on en manque encore, y compris dans le football. J’ai observé la réaction des joueurs qui ne voulaient pas revenir sur les terrains. J’entends l’argument, la santé avant tout. On peut même se satisfaire de vivre dans un pays où la santé est prise au sérieux. Mais il ne faut pas se leurrer, l’économie, c’est aussi hyper important. Pour reprendre la compétition, à les écouter, il faudrait zéro risque. Bien sûr que cela serait mieux, mais le zéro risque n’existe pas. À mon sens, sans vouloir faire la leçon, les joueurs ne sont pas suffisamment informés de comment fonctionne un club, y compris au sens économique. Dire aux acteurs du jeu « si on ne reprend pas, on va mettre au chômage la moitié du personnel du club à cause de la crise et cela risque de durer » ou « attention, il y a des risques sanitaires pour vous et vos familles », automatiquement, ce n’est plus la même perception des choses et le joueur choisit à juste titre la seconde option…
« Bien avant la crise – qui révèle les caractères, y compris celui d’un dirigeant – j’avais déjà adapté notre recrutement sur la notion d’engagement. »
Entreprises comme clubs, finalement, attendent une contrepartie ?
Bien sûr. On entend souvent parler des droits des travailleurs. J’aime rappeler qu’il y a aussi des devoirs. Une entreprise doit veiller sur les deux notions, car ce qui va lui permettre de progresser, c’est le niveau d’engagement. Bien avant la crise – qui révèle les caractères, y compris celui d’un dirigeant – j’avais déjà adapté notre recrutement sur la notion d’engagement. Et l’engagement rejoint la passion. Un collaborateur doit pouvoir s’interroger : est-ce que l’entreprise est dans mes valeurs ? Est-ce que j’apporte du sens à ce que je fais au quotidien ? Les explications que l’on me donne me suffisent-elles ? En tant que joueur, j’en avais beaucoup au FC Nantes, des explications. J’aimais ça, elles me nourrissaient.
Au moins, vous avez le temps d’en donner. On ne vous a jamais autant vu au bureau…
C’est vrai ! J’aurais pu choisir le télétravail, mais comment dire décemment à tes salariés « venez au bureau, moi je reste à la maison » ? Avec Nicolas, nous voulions être là tous les deux. Puis, mes obligations médiatiques, souvent le dimanche et lundi, ont été suspendues. Canal+ a essayé de maintenir quelques émissions à distance au début, mais a vite arrêté. Je viens d’ailleurs de prolonger de trois ans mon contrat de consultant. Ça fait 10 ans déjà.
Cet espace temps est-il celui des nouvelles stratégies ? En tirez-vous déjà quelques leçons ?
Cette pause, il faut l’utiliser à bon escient, c’est certain. Je ne suis pas de ceux qui se fixent des objectifs démesurés. Mais en ce moment, c’est clairement le digital et la personnalisation de l’expérience, dans la lignée de notre site de vente en ligne lancé en novembre dernier. Pour la petite histoire, j’ai envoyé à mon équipe des vidéos d’Edgar Grospiron (ndlr, ex champion de ski acrobatique) pendant ce confinement. La première portait sur la contrainte, comment la gérer et la transformer en opportunité. La seconde sur les objectifs que l’on se fixe dans la vie. Il explique qu’avant les JO, lui et ses coéquipiers avaient des ambitions très différentes : je vais pas y arriver, je vais essayer, je veux être sur le podium, champion olympique… Au bout du compte, ils avaient tous « réussi » : ceux qui ne pensaient pas y arriver… n’y sont pas arrivés, ceux qui voulaient essayer avaient effectivement essayé et Grospiron avait décroché l’or (sourires).
Pour revenir au digital, il est arrivé au bon moment…
La clientèle pro représente 50% de notre volume d’affaires. Pendant le confinement, il ne restait donc que le particulier. La vente en ligne était une bonne option prise en novembre, effectivement. Nos deux cavistes en boutique étaient un peu inquiets au départ. Mais un caviste ne fait pas qu’acheter et revendre, sa valeur ajoutée est dans le niveau d’exigence qu’il se fixe, sa capacité d’écoute et de conseil. Sur ce dernier point, j’aime la sobriété. Une passe en une touche de balle, c’est mieux ! D’ailleurs, on appelle tous les clients qui commandent sur le site, qu’il soient de France ou d’ailleurs (Italie, Allemagne, Danemark…). L’équipe avait peur de les embêter, au final on s’aperçoit qu’ils adorent cette notion de service !
« Le volume de commandes en ligne a été multiplié par deux, ce n’est pas anodin. Le panier moyen comporte un peu plus de bouteilles, de vins prêts à boire pour la plupart. »
Pendant le confinement, les comportements ont été inhabituels ?
Le volume de commandes en ligne a été multiplié par deux, ce n’est pas anodin. Le panier moyen comporte un peu plus de bouteilles, de vins prêts à boire pour la plupart. Cela se comprend. Il y a toujours quelques belles bouteilles qui partent, même si on aimerait toujours qu’il y en ait plus, bien sûr…
Il a fallu trouver une attitude auprès des vignerons partenaires, aussi…
C’était la chose fondamentale : continuer notre travail avec les fournisseurs. Nous avons maintenu les enlèvements grâce à un collaborateur basé à Beaune et les livraisons au dépôt. Nous avons aussi maintenu les règlements, une façon de montrer que nous sommes présents. C’est un élément intéressant : réaffirmer notre engagement, nos valeurs, montrer au vigneron que nous sommes là dans une période compliquée pour lui car l’export est au point mort. Beaucoup nous ont remerciés.
« Je suis de la campagne : le langage du terroir, quand tu l’as, tu ne le perds pas. La valeur de la terre, tu la connais. »
Le monde du vin, ce n’est donc pas que les beaux flacons sur Instagram et les ventes aux enchères astronomiques…
C’est pour ces raisons que j’apprécie beaucoup ce milieu. Je l’ai souvent dit, je suis de la campagne : le langage du terroir, quand tu l’as, tu ne le perds pas. La valeur de la terre, tu la connais. C’est d’ailleurs ce qui est surprenant chez les vignerons : leur foncier est souvent très important, mais aucun ne pense à vendre, à moins d’être à court d’héritiers. Ayant évolué dans un milieu ou il y a aussi beaucoup d’argent, le parallèle est saisissant.
Ce confinement a bousculé notre rapport à l’art de vivre. Et vous ?
Avec mon épouse, on a fait quelques apéros en visio avec les parents et les beaux-parents – étant dans le Sud, ils le prennent plus tôt que nous (sourires). À la maison, c’est « coolos », je ne suis pas quelqu’un qui jardine ou s’éparpille. Je lis des magazines sur le management et le vin, je regarde quelques films et séries, on passe du temps avec nos trois filles – la quatrième est en Suisse. N’ouvrir que des grandes bouteilles, ce n’est pas trop mon délire. Je me fais autant plaisir avec un grand blanc de chez Ramonet qu’une syrah d’Ogier, non pas que je ne fasse pas la différence. C’est comme au foot : les rares fois où tu ne joues qu’avec des super joueurs, tu ressens la différence, et tu prends ton pied !
« La complicité que tu vas avoir avec un partenaire pour réussir une action, je trouve ça fort… C’est un peu ce que je vis et recherche par procuration dans ma vie de chef d’entreprise. »
Ah, le foot… pourquoi manque-t-il autant ?
Il y a beaucoup de raisons. L’autre soir, j’étais au téléphone dans le jardin et j’échangeais machinalement quelques passes avec ma fille. Bon, aucune d’elles ne sait jouer (sourires). Mais le contact avec le ballon, le fait de l’envoyer précisément où tu veux qu’il arrive, c’est jouissif. En match, tu vas gagner, perdre, éprouver des difficultés dans la confrontation. Tu vis beaucoup de choses. La complicité que tu vas avoir avec un partenaire pour réussir une action, je trouve ça fort, aussi… C’est un peu ce que je vis et recherche par procuration dans ma vie de chef d’entreprise.
DijonBeaune.fr s’est intéressé aux sportifs dijonnais en temps de confinement. Comment auriez-vous réagi ?
C’est facile de dire « j’aurais fait ci ou ça » ! J’ai plutôt tendance à suivre les règles du staff… Donc pas de triche avec l’entrainement à domicile. Puis, les clubs pros ont des dispositifs pour vérifier si ça bosse ou pas. Dans tous les cas, beaucoup ont pris conscience que tu ne peux plus être footballeur pro sans bosser. Je n’irai pas jusqu’à parler de sacrifice, que l’on entend souvent. Regardez les rugbymen, maintenant que leur sport est totalement pro – ce n’est pas si vieux – il n’y a plus de mecs gras. L’hygiène de vie a évolué, par la force des choses. Déjà à mon époque, c’était difficile d’avoir du gras. Maintenant, le profil athlétique est différent, sur les muscles à fibres rapides notamment. Je le remarque sur les démarrages, la vélocité des mecs, sur les cinq premiers mètres… Autre élément : avant, t’étais endurant ou rapide, mais certainement pas les deux. Je sais dans quelle catégorie je me place (sourires)