Cépages hybrides, vins interdits : faut-il les ressusciter ? L’avis de Jacky Rigaux

Lundi 3 juillet, Armand Heitz organisait une « dégustation interdite » dans son château de Mimande, aux confins de la Saône-et-Loire et de la Côte-d’Or. Ces vins de cépages oubliés, voire interdits, ont rappelé des souvenirs d’enfance à notre chroniqueur Jacky Rigaux…

Le viticulteur de Chassagne-Montrachet Armand Heitz avec son directeur technique Matthieu Bodin. © Amaury Lebeault / DijonBeaune.fr

Par Jacky Rigaux

Originale initiative d’Armand Heitz, que cette dégustation interdite organisée à l’attention de la presse, lundi 3 juillet, dans son château de Mimande. Mais loin d’être étonnant lorsqu’on connaît le personnage et ses convictions. Le vigneron a planté du sauvignon blanc au royaume du chardonnay, entre Puligny-Montrachet, où il possède une petite parcelle de Chevalier-Montrachet, et Chassagne-Montrachet où est installée sa cuverie. Cette occasion s’est présentée en 2017, avec les droits de plantation libre octroyés par l’Europe. Une possibilité rapidement stoppée par les autorités viticoles locales, soucieuses de préserver les règles fixées par l’Inao.

Cabernet noir, sauvignier muscaris et cie

Le fruit de cette parcelle interdite est commercialisée sous l’appellation Vin de France. On retrouvait aussi, pêle-mêle, du noah planté en pays de la Loire avec l’aide d’un agriculteur voulant renouer avec ce cépage hybride. « Mais celui-ci est interdit. C’est une production confidentielle, non commercialisée, un bon vin de copain », précise Armand Heitz.

Et pourquoi pas demander à quelques aventuriers des vins interdits d’envoyer quelques bouteilles ? C’est ainsi que nous avons pu découvrir le cabernet noir « Au creux du Nid » 2022 et le sauvignier muscaris 2022 du domaine de la Colombette, sis près de Béziers ; le jacquet rouge « Cuvée des vignes d’antan » et le couderc 13 blanc d’Hervé Garnier, vigneron amateur installé en Ardèche et président fondateur de l’association Mémoire du Vin. Gilbert Bischeri, lui, a carrément créé un conservatoire à Aujaguet, dans le Gard, pour sauvegarder la mémoire de six cépages hybrides producteurs directs (francs de pied) et de quelques anciens cépages oubliés : clinton 70, isabelle, herbemont, noah, othello, jacquer (ou jacquez), concord, bace, taylor, cunningham et couderc. Les initiés apprécieront.

Quelques échantillons dégustés, dont la fameuse « Parcelle interdite » d’Armand Heitz, classée en Vin de France. © Amaury Lebeault / DijonBeaune.fr

Vins interdits mais bons canons

L’histoire des hybrides démarre en Europe dans la deuxième moitié du XIXe siècle avec l’arrivée de l’oïdium en 1845, puis du mildiou en 1875, des maladies cryptogamiques venues d’Amérique. Les premiers hybrides sont alors créés par le croisement entre les vignes européennes (vitis vinifera) et les vignes américaines (vitis lambrusca ou vitis riparia) résistantes à ces maladies.

En France, ils furent interdits de plantation en viticulture professionnelle par un décret promulgué le 24 décembre 1934. Vingt ans plus tard, on ordonnait à ces vignerons déclarés de faire le ménage dans leurs plants. Bien que certains considéraient que ces vins rendaient fous voire aveugles, les hybrides ont perduré pour la viticulture paysanne. Chaque ferme, petite ou grande, avait une vigne pour la consommation quotidienne du vin par les paysans et leurs ouvriers agricoles.

C’est ainsi que j’ai vendangé du noah (cépage blanc) et du baco (cépage rouge) de l’âge de 7 à 15 ans dans ma campagne nivernaise, dans les années 1960-1970… Grâce à cette dégustation, je retrouvais avec émotion le goût de ce cépage oublié. Pas de complexité, mais une franchise de goût, une sensation de fraîcheur, de bons canons.

Le noah d’Armand Heitz, vin « de copains » non commercialisé issu d’une parcelle en pays de la Loire. © Amaury Lebeault / DijonBeaune.fr

Quel intérêt ?

Y a-t-il un intérêt à ressusciter ces cépages hybrides aujourd’hui ? La petite paysannerie a disparu avec les vignes de vins ordinaires dans toutes les campagnes françaises. Les ouvriers agricoles sont partis dans les grandes villes. Ils ont bu du vin étoilé venant du midi pour passer ensuite à la bière. Le monde ouvrier venu de la paysannerie a laissé sa place à des populations musulmanes pour la plupart, venues des anciennes colonies françaises, qui ne boivent pas de vin. Est-ce qu’il y a encore des consommateurs de vins ordinaires aujourd’hui ? Pas sûr. Mais il y a toujours des buveurs qui ne peuvent pas s’offrir les canons issus des grandes appellations, surtout celles produites par les vignerons vedettes d’aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, la jeunesse d’aujourd’hui boit de la bière, des alcools forts et encore un peu de vin. On trouve dans les supermarchés encore un peu de vins ordinaires et beaucoup de vins d’entrée de gamme en AOC entre 3 et 10 euros. Sur les 550 000 hectares de vignes en AOC en France, un cinquième devrait rejoindre les vins de pays qui représentent aujourd’hui 190 000 hectares environ. Avec la prise de conscience des dangers pour la santé des résidus de pesticides, d’herbicides et autres fongicides dans les vins, il serait pertinent d’accepter le retour des hybrides qui résistent aux différentes maladies de la vigne, pour cette viticulture de vins qu’on appelait jadis « communs ». Des vins qui pourraient être à la fois bons et sains, de surcroît accessibles.

Boire un canon ou boire un grand vin ?

On peut penser que de tels vins, francs de goût et sains, ont un avenir en cette époque de changement climatique et de prise de conscience écologique. Le vin a toujours accompagné la civilisation, le plaisir d’être et le plaisir d’être ensemble. Ces nouveaux vins peuvent être l’entrée dans une consommation aux valeurs de partage et d’échange dans un monde de plus en plus urbanisé. Avant d’apprécier les vins qui racontent une histoire de terroir, ces nouveaux vins de cépage aux étiquettes multicolores et originales ne contribuent-ils pas au plaisir de « boire un canon », de boire un coup entre copains et copines, avant d’entrer dans le plaisir plus sophistiqué de boire un grand vin ?

Verra-t-on le retour des hybrides dans les grands terroirs historiques de l’hexagone ? Dans ces hauts-lieux viticoles découverts depuis plusieurs milliers d’années, la vigne a dû affronter de nombreux aléas climatiques. Elle y a résisté. Aujourd’hui, les vignerons adaptent leurs pratiques. Avec la biodynamie et l’agroforesterie, la vigne réagit bien. Le retour à la vigne franche de pied est également à l’étude. Comme l’a écrit avec pertinence le biologiste Marc-André Selosse, la greffe nous a empêché de penser. Aujourd’hui, plus de 500 viticulteurs européens ont rejoint l’association Francs de Pied, créée pour faciliter le retour à la vigne franche de pied, réouvrant la recherche pour y parvenir… Les cépages européens historiques ont encore un avenir.